En 2022, le football à un tournant de son histoire

Écrit par C.Opposée, le 14 mars 2022 à 14:16.

En 2022, le football à un tournant de son histoire Accès libre

Sur fond de crise économique post-Covid, le football européen traverse aujourd'hui une zone de turbulences dont l'annonce avortée de la Super Ligue en avril dernier a été l'un des principaux symptômes. Le modèle que nous connaissons est-il sur le point d'être totalement chamboulé ? Premier article d'une longue étude sur le sujet.

Après 30 ans de réformes successives et de jeux de pouvoir, et suite à la crise du Covid-19, douze clubs sont passés à la vitesse supérieure en avril dernier. Leur plan : dévoiler un projet de Super Ligue européenne censé concurrencer la Ligue des champions de l’UEFA. Ce qui n’était depuis toujours qu’une rumeur et une menace utilisée pour faire plier l'instance européenne et les autres équipes est devenu une réalité, une ambition portée par des clubs espagnols, italiens et anglais qui affichent officiellement leurs noms et leurs blasons sur un communiqué de presse toujours en ligne aujourd’hui.

Introduction : pourquoi cette étude ?

Si tout a semblé s’effondrer deux jours plus tard avec le retrait annoncé de neuf d'entre eux, Andrea Agnelli, président de la Juventus et co-instigateur du projet, a rappelé le 3 mars dernier qu’un seul club (l’Inter) était réellement sorti de l’accord contractuel qui unit les fondateurs et qu’il continuait à travailler sur une nouvelle version de la compétition. Le projet vit toujours, et son avenir tient en partie à une décision de la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) attendue dans les prochains mois.

Cette cour avait rendu en 1995 l’arrêt Bosman qui déclarait que les règlements de l’UEFA limitant le nombre de joueurs étrangers par club étaient contraires au droit communautaire. En supprimant cette limite, la CJUE avait transformé une première fois le visage du football européen : une fuite des talents a vu les meilleurs footballeurs rejoindre les équipes les plus riches, qui peuvent désormais empiler les stars venues du monde entier, ce qui a bouleversé l’équilibre compétitif. La décision qu’elle doit rendre sur la question du monopole de l’UEFA en tant qu’organisateur de compétitions peut déclencher des changements tout aussi importants.

Au-delà de la décision juridique, l’opinion des fans jouera nécessairement un rôle dans cette affaire. L’échec du projet initial a en effet rappelé que leur voix comptait toujours : les manifestations sans précédent de supporters contre la Super Ligue, couplées aux prises de positions de chefs d’État européens soucieux de défendre la volonté de leurs électeurs, ont rapidement fait reculer les clubs. L’intervention politique n’est donc pas à exclure en cas de pression populaire. Encore faut-il que les fans et supporters, plus divisés qu’on ne le pense sur la question, comprennent ce qui se joue…

En effet, la refonte du projet s’annonce complexe et difficile à décrypter. Les effets des changements proposés par Agnelli et Pérez sur le football européen sont multiples et couvrent plusieurs sujets entremêlés. En soi, il ne s’agit pas uniquement de créer la compétition la plus intéressante à suivre. Malheureusement, la communication des deux camps entretient le flou autour des enjeux réels, parfois volontairement et parfois par manque de temps ou d’information sur le projet. Le débat a rapidement tourné à une course à l’influence dans laquelle tous les coups sont permis et où les bons comme les mauvais arguments sont habillés de déclarations chocs qui sèment la confusion.

L’objectif de cette étude est de prendre du recul pour mieux appréhender ces enjeux et comprendre les différents scénarios possibles en se basant sur des analyses, ainsi que sur les faits et déclarations pour mettre en lumière les intentions réelles des acteurs impliqués – les prises de position des auteurs seront signalées pour inviter les lecteurs à la réflexion. La première partie porte sur le contexte et l’histoire du football européen. Suivront les propositions et projets en cours, les modèles économiques et de gouvernance possibles et, enfin, des pistes pour régler les problèmes actuels.

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Qu’est-ce que le modèle sportif européen ?

Le 19 avril 2021, quelques heures après l’annonce de la création de la Super Ligue, Margaritis Schinas, vice-président de la Commission européenne, appelait à défendre le “modèle sportif européen”. Les mois qui suivirent ont vu différentes institutions politiques pan-européennes débattre et s’exprimer sur cette question. Le Parlement européen, le Conseil de l’Union européenne et le Conseil de l’Europe ont successivement publié des recommandations similaires à l’égard de leurs États membres, qui forment une liste de principes et de valeurs à respecter pour les organisations sportives. Ces publications ont été publiquement soutenues par des associations de supporters et par l’UEFA.

Comme le résume le spécialiste du droit européen du sport Borja Garcìa pour SD Europe, ces trois institutions définissent le modèle sportif européen par des valeurs telles que “le mérite sportif, le principe de compétitions ouvertes avec promotion et relégation, l’identité socio-culturelle, les liens communautaires, la solidarité, la démocratie et la transparence”. Si ces termes et expressions ne sont pas vides de sens, ils sont tous sujets à interprétation. Les institutions européennes, dont les premiers débats sur le sujet remontent aux années 1990, n’en donnent pas une définition précise.

Le fait que ces prises de position interviennent dans les mois qui ont suivi l’annonce de la Super Ligue indique clairement que le projet initial était jugé incompatible avec le modèle défendu, notamment à cause du concept de membres permanents qui allait à l’encontre de celui de promotion et relégation. Mais avec la refonte du projet d’Agnelli et Pérez et la disparition de ce concept, les deux camps prétendent désormais défendre la même cause et jouent sur l'ambiguïté des principes qui définissent le modèle sportif européen. À cela s’ajoute la question de l’interaction de ce modèle avec les spécificités du football en tant que jeu, avec le droit européen de la concurrence, avec les objectifs commerciaux qui peuvent guider les organisations sportives et, plus largement, avec la doctrine économique dominante.

Prenons d’abord l’exemple du mérite sportif, un principe qui sous-entend que les équipes qui obtiennent les meilleurs résultats doivent être les mieux récompensées. Cette récompense peut être une plus grande part des revenus centralisés (le vainqueur d’une compétition reçoit plus d’argent) ou un accès à des compétitions plus prestigieuses (les premiers du classement montent dans la division supérieure ou accèdent à une coupe d’Europe), qui elles-mêmes génèrent des revenus additionnels. Des critères de notoriété sont pourtant aujourd’hui utilisés dans la répartition des revenus des principaux championnats européens et des coupes d’Europe : les formations les plus populaires ou les pays où les droits se vendent le plus cher reçoivent plus que les autres. On comprend que ces variables s’opposent directement au mérite sportif, mais doivent-elles pour autant être complètement bannies ou s’agit-il de trouver un équilibre acceptable ? Les critères de notoriété représentent par exemple moins de 5% du calcul en Bundesliga alors qu’ils sont supérieurs à 20% ailleurs en Europe.

Le système d’accès aux coupes d’Europe est encore plus difficile à analyser selon ce principe. En théorie, il est aujourd’hui entièrement fondé sur le mérite sportif : le classement UEFA, qui détermine combien de places sont attribuées à chaque championnat, dépend des résultats obtenus par les clubs de ces pays lors des cinq saisons précédentes. S’il peut sembler injuste de donner quatre places qualificatives directes à l’Italie quand le champion de Suède doit passer par quatre tours de qualification, les résultats disent autre chose : placés dans le même groupe cette saison, la Juventus (1re avec 15 points) et Malmö (4e avec 1 point) évoluent à des niveaux différents. Ce système d’accès est évidemment influencé par des critères commerciaux, mais ceux-ci sont souvent alignés sur le mérite sportif : pour créer la compétition la plus attractive, il faut rassembler les formations qui ont prouvé par leurs résultats récents qu’elles étaient les meilleures... Ce qui pose une autre question : comment récompenser les équipes qui ont les meilleurs résultats sans créer des déséquilibres qui finiraient par affecter la notion de mérite sportif ?

En effet, le modèle économique du football permet aux clubs les plus riches d’attirer les meilleurs joueurs en offrant les meilleures indemnités de transfert et les plus hauts salaires. Ce phénomène était en partie limité par les quotas de joueurs étrangers, mais cette règle de l’UEFA s’est heurtée au droit européen de la concurrence et a disparu en 1995. Comment comparer le mérite sportif de l’Atalanta et celui du Barça en 2020, année où les deux clubs sont arrivés en quarts de finale de la Ligue des champions, si Barcelone avait un budget près de 8 fois supérieur à celui du club lombard ? Le paradoxe est que ce sont en partie ses bons résultats sportifs qui ont permis au Barça d’augmenter progressivement ses revenus. Le modèle sportif nord-américain s’attaque directement à ce problème via le système des drafts qui permet aux clubs les moins performants de recruter les jeunes les plus prometteurs. Mais il faut rappeler que les sports américains sont par nature plus prévisibles que notre football et que les ligues américaines sont fermées, deux bonnes raisons de faire passer l’équilibre compétitif avant le mérite sportif.

Le concept de compétitions ouvertes avec promotion et relégation est indissociable du précédent. Il est également très variable : dès lors qu’il est possible de gagner ou de perdre l’accès à une compétition d’une année sur l’autre, elle est théoriquement ouverte et conforme au droit de la concurrence. Les championnats nationaux qui proposent 3 places ouvertes sur 20 chaque année pour les promus sont considérés comme ouverts, tout comme la Ligue des champions, qui offre 32 places ouvertes sur 32 (hors requalification du vainqueur), mais avec un système qui pourrait permettre aux mêmes équipes de se qualifier d’une année sur l’autre. Ici aussi, les budgets ont un effet important puisque les plus riches peuvent plus facilement se maintenir. Le degré d’ouverture réel est donc différent du degré d’ouverture théorique : 22 clubs sur 32 étaient identiques entre les deux dernières saisons de C1, dont 14 venant du top 4 (Angleterre, Espagne, Italie, Allemagne).

Plus un système est (réellement) ouvert, plus il est facile de monter ou descendre dans la hiérarchie. L’ouverture est donc synonyme d’incertitude. Elle permet de rebattre les cartes plus fréquemment, d’entretenir l’espoir pour chaque club et ses fans en cas de bonnes performances sportives. Cette incertitude implique aussi un risque plus grand pour les finances puisqu’une série de mauvais résultats peut faire baisser les revenus et créer un cercle vicieux. À l’inverse, un système plus fermé favorise une concentration croissante des revenus pour les meilleurs clubs, ce qui réduit à la fois l’incertitude sportive et économique. Les effets de cette question sur l’attractivité des compétitions sont complexes : une épreuve plus équilibrée plaira à une plus grande variété de fans, mais la concentration des revenus permet de créer des “supers-équipes” fascinantes… à condition qu’elles jouent assez régulièrement contre des adversaires de niveau similaire.

Ce qui amène à la question de l’identité socio-culturelle et aux liens communautaires. L’analyse de leur évolution est plus simple : ces principes occupent une place de moins en moins importante au fil des années. Avec l’arrêt Bosman et malgré une tentative de rétablir certains quotas de la part de l’UEFA, il arrive aujourd’hui de voir des équipes aligner 11 étrangers. Les jeunes joueurs prometteurs ont tendance à quitter leur club formateur de plus en plus tôt, voire à ne jamais jouer dans leur région. Le développement des clubs en tant que marques internationales, grâce à la concentration des revenus ainsi qu’à la visibilité que leur donne une participation régulière aux coupes d’Europe, a changé progressivement la manière dont les fans suivent le football et il n’est plus évident pour un jeune de supporter une équipe locale. En dehors de l’Allemagne, où les supporters exercent une forme directe de contrôle grâce à la règle du “50+1”, de plus en plus de clubs européens passent sous pavillon étranger. Ils sont parfois utilisés pour assurer la promotion d’un État, comme c’est le cas pour le PSG. Enfin, les “supers-équipes” pourraient donner envie de sortir l’élite européenne des championnats nationaux pour la regrouper au sein d’une vraie ligue. Un tel changement ne peut se faire qu’au détriment des rivalités locales et encouragerait probablement ce phénomène de fuite des fans.

Le principe de solidarité auquel fait référence le modèle européen est directement lié au dernier point et peut d’une certaine façon s’opposer à celui du mérite sportif. En dehors de la question du financement du sport amateur et féminin, il s’agit de déterminer dans quelle mesure les équipes moins performantes doivent bénéficier des revenus générés par les meilleures afin de limiter les déséquilibres, maintenir l’attractivité des compétitions et un degré d’ouverture réel satisfaisant qui alimente à son tour cette solidarité. La centralisation des droits TV est née de ce principe, mais chaque compétition applique une clé de distribution des revenus différente : le ratio entre le premier et le dernier du classement est de 3,26 en Ligue 1 alors qu’il est inférieur à 2 en Premier League. La solidarité donne aussi lieu à des subventions d’une division vers la division inférieure par exemple ou de la Ligue des champions vers la Ligue Europa. Enfin, le fait de créer une compétition comme la Ligue Europa Conférence, ou le choix du nombre d’équipes par division, jouent également un rôle en détournant les revenus vers certains clubs plutôt que d’autres.

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Notre avis

Les principes qui définissent le modèle sportif européen sont donc interdépendants, en plus d'interagir avec d’autres facteurs extérieurs comme le potentiel commercial des compétitions. Afin de juger des différentes propositions pour l’avenir du football européen, nous proposons d’interpréter ces principes de la manière suivante :

  • Dans la mesure où les déséquilibres croissants entre les clubs mettent en danger le principe de mérite sportif, le degré d’ouverture des compétitions, les liens socio-culturels entre les clubs et leurs fans, le principe de solidarité mais aussi l’attractivité de ces compétitions, la priorité doit être de réduire les déséquilibres en agissant sur la répartition des revenus ou sur les conditions dans lesquels ils peuvent être dépensés.
  • L’identité socio-culturelle et les liens communautaires ne peuvent être préservés qu’en réinstaurant des quotas de joueurs étrangers et formés au club, mais aussi en maintenant un système qui soit le plus ouvert possible, c’est-à-dire dans lequel l’accès aux coupes d’Europe reste en grande partie déterminé par les résultats obtenus au niveau national lors de la saison précédente, sans quoi une cassure finira par se produire entre une élite et le reste.
  • Afin de garantir que ces objectifs restent prioritaires par rapport à une vision purement commerciale du football et pour satisfaire aux critères de démocratie et de transparence, les fédérations nationales doivent garder une forme de contrôle sur les institutions en charge des principales compétitions, et les fans et les joueurs doivent également y être représentés, a minima via un contrôle sur les clubs.

Ces quelques points ne prétendent pas tout régler, loin de là. Ils offrent une direction à suivre pour la suite de l'analyse, en accord avec les préférences des principales associations de supporters. Plusieurs défis apparaissent déjà, notamment celui de permettre aux clubs de se développer sur la base du mérite sportif ou encore de permettre aux joueurs de rester les principaux bénéficiaires du modèle. On peut également noter comme conséquence le fait de maintenir une multitude de champions nationaux et continentaux chaque année, et des formats de compétitions qui ne garantissent pas de faire gagner l’équipe la plus méritante sur l’ensemble de la saison. 

Ce système peut déplaire à ceux qui voudraient plus de clarté. Nous pensons qu’il permet de maintenir un intérêt pour un football local et accessible au plus grand nombre, en particulier si le rêve d’un succès continental redevient réaliste pour une majorité de clubs professionnels. On peut également craindre une dilution de la qualité des équipes, qui diminuerait la qualité du spectacle et donc l’attractivité. Nous espérons au contraire que l’attachement local renforce cette attractivité, comme c’est le cas pour la Coupe du monde ou l’Euro.

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